L'exposition De Paris 1889
Premier & deuxième volumes réunis
År: 1889
Forlag: A La Librarie Illustree
Sted: Paris
Sider: 324
UDK: St.f. 061.4(100)Paris
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L’EXPOSITION DE PARIS
59
Là-bas, aune distance inconnue, les petits
canards continuent de nager sur le bassin
gelé. Le frisson vous vient de la chute pos-
sible. Il vous grimpe des reins à la nuque. :
Aussi bien le froid est-il plus vif que !
tout à l’heure : le thermomètre enregis-
treur est descendu à zéro.
Quatre heures dix, soir. — Celte
souffrance du froid est tout de suite
décuplée par le vent et par un grain qui
nous assaille. Dans l'escalier, le froid des
fers me cause aux doigts une souffrance
si piquante que j’essaie de monter, les
mains dans les poches, sans tenir lu j
rampe. Mais le vent me bouscule trop et
puis la giboulée m'aveugle. Il faut re-
mettre la main à la rampe, monter en
s’abritant le visage derrière son bras.
Ainsi pendant un quart d’heure, je vais,
sans songer à regarder le paysage. Je ne
vois que le paletot de M. Eiffel qui monte
devant moi. Nous no causons plus.
Quatre heures trente-cinq, soir. — La
giboulée cesse comme nous arrivons à
la plate-forme de 200 mètres, dite « Plan-
cher intermédiaire ». En revanche, le
vent s’est beaucoup accru et le froid est
plus vif. Un degré au-dessous de zéro au
tliermomètre. Tous les réservoirs sont
gelés. Des barbes de stalactites pendent
aux croix do Saint-André.
Il me. semble, en débouchant sur ce
plateau, que j'ai les jambes un peu molles.
Le vertige? Non. La fatigue, l’aliurisse-
ment du vent, et aussi la surprise de
cette impression bien connue des aéro-
nautes : l’espace.
C’est vraiment à cette hauteur qu’on
entre dans le vide.
Les quatre membres de la Tour, sensi-
blement rapprochés, donnent à cette
plate-forme l’apparence d’une nacelle de
ballon. L’air, la lumière vous assaillent
aux quatre points cardinaux. Et, en l'ab-
sence de constructions qui masquent, on
a pour la première fois la sensation de la
suspension, de l’isolement.
C’est toujours le paysage du nord qui
m’attire le plus. Peut-être parce que les
repères y sont plus faciles à élire.
Dans la perspective, le Mont-Valérien
est descendu sous l’horizon... le Troca-
déro sous le Bois de Boulogne... la pres-
qu’île de Gennevilliers apparaît... voilà
Saint-Denis... voilà la Seine qui fait son
lacet entre ces hauteurs et ces abaisse-
ments. Je puis compter scs méandres
comme sur une carte : un... deux... trois...
quatre...
A ma gauche, les collines de Meudon
se sont presque affaissées. Par-dessus
leurs épaules, j’aperçois trois rangées de
mamelons que la brume, dans l’éloigne-
ment progressif, teinte en decx'oscendo
de gris pâle.
A droite, Montmartre, déjà couvert
d’ombres, entre comme un éperon de
navire dans le flanc de la galère pari-
sienne. A ses pieds les maisons sont de
plus en plus nettes, peut-être parce qu’on
voit qnîltre de leurs faces, que trouent les
fenêtres, symétriques comme des points
de dés à jouer, — si bien que, de ces
hauteurs, Paris a l’air d’une vaste partie
de « biribi » jouée par un géant sur un
lapis vert.
Lu lumière va finir ot le jour est triste.
Mais il paraît qu’on a déjà vu de, cette
plate-forme des couchers de soleil dignes
d’extase -— mémo en des jours de brouil-
lards blancs, quand Paris portait sur ses
toits un plafond de ouate, la Tour, ra-
dieuse au soleil, a vu son ombre profilée
sur les nuages.
Cinq heures, soir. — Mais il faut s'ar-
racher à ces contemplations si Von veut
arriver au faite avant la nuit.
Au moment de mettre le pied sur l’es-
calier de fer, on s’aperçoit qu’il n’est
point attaché par en haut. Il oscille sous
les poids. Cela refroidit subitement le
zèle des ascensionnistes qui nous ont
accompagnés jusqu’au « Plancher inter-
médiaire ».
—• Le jour tombe, disent-ils soudain.
Nous ne découvririons rien de là-haut que
nous n’ayons vu de plus bas...
Ils s’en vont, comme ces mauvais sol-
dats que Gédéon laissa sur sa route.
Nous restons quatre : M. Eiffel, M. Ri-
chard, le constructeur d’appareils mé-
téorologiques, qui, l’an passé, pendant
trois jours, a planté sa tente sur le som-
met du mont Blanc, puis le. guide et
moi.
Je n’ai pas fait l’ascension du mont
Blanc, mais cette excursion-ci me sem-
ble déjà légèrement émouvante. Surtout
lorsque, après avoir lâché les marches
qui finissent, nous commençons l’esca-
lade des échelles.
11 n’y a plus de planchers ni de bal-
cons. Les échelles sont posées sur des
madriers qui chevauchent dans le vide.
Elles sont liées, par en haut, avec des
cordes. 11 ne faut regarder ni à droite ni
à gauche, mais seulement l’échelon que
l’on a au-dessus do. soi.
Après la troisième échelle, nous attei-
gnons la plate-forme de 275 mètres. C’est
là que les charpentiers travaillent.
Ils sont une douzaine d'hommes, per-
dus dans l’espace. Du mieux qu ils peu-
vent, du côté du vent, ils s’abritent avec
des toiles. Et il leur est arrivé de rece-
voir de rudes assauts. M. Richard nie dit
que, il y a quelque temps, comme il
venait relever ies appareils enregistreurs,
il a constaté une vitesse de vent de
1 lm, 10 par seconde. Nous n’avons guère
aujourd’hui plus de 5m, 6, et c’est assez
pour suffoquer.
Afin de se défendre contre ces acci-
dents de température, les charpentiers
se fabriquent avec des mentonnières des
cache-nez et des casquettes à oreillettes,
de véritables passe-montagnes.
Au moment où nous arrivons, ils sont
en train de poser un « rivet ». Le gros
clou sort tout rouge de la forge volante.
On l’applique dans les trous qui 1 atten-
dent et les lourds marteaux de forgeron
volent, s’abattent sur sa tète dans un
éblouissement d’étincelles.
Je m’approche du vide pour regarder.
Et, dans un mouvement instinctif de
m’appuyer à quelque objet stable, je sai-
sis un câble qui pend à portée de ma
main. Aussitôt cette corde cède, descend
sous ma poussée.
— Lâchez! lâchez! me crie M. Eiffel;
c’est une corde sur poulie. J’aurais dû
vous dire que c’est un principe dans la
charpente de ne jamais s’appuyer à un
câble...
J'obéis bien vite, niais j’ai perdu l’en-
vie de m’approcher du fin bord pour
regarder à mes pieds. J’éprouve au con-
Iraire comme une sensation rassurante à
appuyer mes regards aux collines qui
surgissent en ceinture autour de Paris.
De leur faite, encore éclairé, les ombres
descendent sur la ville. La nuit noie les
quartiers. Elle submerge tout. On dirait
l’engloutissement d’Ys, la fabuleuse, des-
cendant au fond de lu mer avec sa rumeur
d’hommes et de cloches.
Cinq heures et demie, soir. — Nous
voici assis tous les trois, devant des bois-
sons chaudes, au second étage, sous le
toit de la cantine. M. Richard nous rap-
porte les péripéties de son ascension au
mont Blanc. M. Eiffel conte que de toutes
parts les félicitations lui arrivent. Nombre
des artistes signataires de la fameuse
protestation au ministre ont déjà fait
timende honorable.
— Il n’y a que trois ou quatre gens de
lettres qui s’entêtent. Je ne comprends
pas pourquoi...
— Croyez, cher monsieur Eiffel, que
vous héritez des haines sous lesquelles
M. Georges Ohnet a plié. En somme,
votre Tour, c’est un piédestal de trois
cents mètres élevé à la gloire de « l’ingé-
nieur », c’est l’apothéose du Maître de
Forges.
On sourit et la conVBrsalion se pro-
longe, séduisante, avec une paresse que
personne n’avoue à quitter la tiédeur de
l’abri pour rentrer dans le vent qui dé-
ferle, qui pleure avec des sanglots humains
dans ces trois cents mètres de fer, tendus
de la terre aux nuages comme une harpe
éolienne. Hugues Le Roux.