Exposition Universelle Internationale De Bruxelles 1910,
Organe Officiel De L'exposition, Vol. II
Forfatter: E. Rossel
År: 1910
Sider: 500
UDK: St.f. 061.4(100)Bryssel
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L’EXPOSITION DE BRUXELLES
L’ART BELGE AU XVII™ SIÈCLE
V. — LES DISCIPLES DU MAITRE. — JORDAENS.
Voici encore un peintre, un peintre de race, qui
aima les belles couleurs, très simplement, pour
le plaisir qu’elles nous donnent, et qui, comme
le dit un de ses biographes, peignit surtout pour
sa propre jouissance.
Un vrai Flamand, par son goût pour les
grasses et blondes matérialités, et non tant encore
par son désir de la couleur que par le choix
des sujets qu’il représenta. Plus qu’aucun autre
peut-être, il fut anecdotique, et dans l’anecdote
il rechercha le proverbe, qui est l’expression de
la sagesse ou de la joie populaires. Il en traita
deux avec une particulière prédilection : le Roi
boit et le Satyre et le Paysan. Tout le Jordaens,
expressif de la gaîté et de la bonne chère, le
Jordaens tout à la fois somptueux et paysan, se
retrouve dans ces deux apologies.
Jordaens a écouté, aux veillées, les aïeuls par-
lant des épiphanies triomphantes de jadis. Il a
compris dans leurs frustes récits la joie pas
encore oubliée des plantureux repas et des
franches beuveries. C'étaient parfois des gens de
conditions médiocres, qui étaient réunis autour
de la table familiale, mais la sensation, le désir
qu’ils éprouvaient devant les mets étalés exal-
taient leur imagination goulue, et le peintre
s’imaginait bientôt voir, au lieu de ces braves
Flamands, simples et modestes, de grandes
dames, richement parées, et des seigneurs, pas
trop distigués d’ailleurs, à la foule desquels le
paysan un peu barbare se mêlait, dans la
même expression de gourmandise. Et, au-
dessus de tous, il s’imaginait le roi, le roi aux
lèvres lippues, aux joues tombantes, le vieux roi
débonnaire des anciennes légendes, qu’on a
coiffé d une couronne d’or, comme d’une mitre
ridicule. Voici autour de lui la ruée éperdue
vers les victuailles savoureuses. Le plaisir a pris
tantôt une expression de brutalité, tantôt un
aspect de grâce. Le sourire d’une femme, étalant
la grasse nudité de ses chairs, corrige la pose
grossière d’un rustre, son voisin, qui s’empiffre
de viandes, le désir vorace d’un convive trop
éloigné de la table, ou l’extraordinaire convul-
sion de l’ivrogne qui porte un toast bruyant.
Jamais peintre ne conçut représentation plus
variée d'une scène très simple pourtant. Tout un
monde est symbolisé par ces quelques person-
nages reunis autour de la table luxueusement
servie : vieillards et jeunes gens, femmes gra-
cieuses et matrones édentées, joli seigneur au
sourire qui minaude, paysan mal dégrossi, truand
échappé des routes incertaines, marin arraché à
l’âpre bise des mers, tous répondent à l’apothéo-
tique toast du maître, couronné d’or, de la gour-
mandise, tandis que, profitant des reliefs de la
table, un enfançon joufflu, un chien, un chat
participent modestement à la délirante allé-
gresse. C’est la fête des sens, la fête universelle
dont nul n’est exclu ; c’est la sensualité humaine
superbement magnifiée. Comme synthèse, com-
plète et absolue, on ne trouverait guère à lui
comparer — mais au pôle opposé de l’idée —
que la Danse des morts, dont l’imagination des
vieux peintres allemands fut obsédée, cette danse
des morts qui réunissait dans la même ronde
les princes, les bourgeois et les peuples. Ici,
la sensuelle matérialité agite du même mouve-
ment, et comme à la baguette d’une puissance
invisible, grands et petits confondus.
Le Satyre et le Paysan ne vise pas à cette
synthèse, c’est l’apologue très simple, une tranche
de vie découpée dans la chair frémissante.
Autour de la table, la table encore, symbole des
matérialités grisantes, le paysan et sa famille
sont rassemblés. Souvent, dans les nombreuses
variantes que Jordaens fit de son sujet favori, les
animaux domestiques, les bêtes amies, le bœuf,
le coq et le chien sont de la fête, et c’est au
moment précis où le satyre se lève, étonné des
manières de son hôte, soufflant également le
froid et le chaud, que la scène nous est pré-
sentée. La riche et brutale nudité du demi-dieu
contraste étrangement avec les frustes vêtements
du paysan ; la divinité narquoise semble railler
l’esprit grossier du villageois qui cependant con-
serve son calme de bon Flamand, que rien ne
peut troubler et dont l’appétit est trop aiguisé
pour écouter les objurgations du satyre.
Jordaens, c’est le gros rire épanoui de la race
flamande. Son humour est débordante, elle
introduit les mythologies païennes de la Grèce
antique dans la chaumière du paysan ; et le
peintre semble aimer ce contraste et se moquer
un peu de la solennité antique. Plus que Cérès,
plus que Bacchus, qu’il représenta parfois dans
de grandes compositions, il affectionne ce bon
satyre, malin, railleur et très inconvenant par
surcroît.
On a dit et répété souvent que Jordaens ne
comprit pas l’idéal religieux. Pour les raisons
que nous venons de dire, il est naturel qu’il
n’eut point le sentiment de tendre mysticité ou
simplement de piété qui caractérisa tant de
peintres des Flandres. Qu’on examine le Christ
chassant les vendeurs du temple, du Musée de
Bruxelles, et on remarquera les traits vulgaires
du Christ. Qu’on regarde la fameuse toile de
Dixmude représentant VAdoration des mages,
et on distinguera dans le fond du tableau deux
valets qui semblent railler la pieuse émotion des
souverains orientaux. Ces choses ont été signa-
lées, et elles devaient l’être, parce qu’elles ré-
pondent à une réalité. Mais on a dit aussi, et
nous pensons qu’on eut point tort d’insister sur
ce point : Jordaens prouva parfois qu’il pouvait
exprimer le sentiment religieux.
Certes, il sut idéaliser aussi, l’artiste qui
peignit le portrait de Catherine van Noort, prêté
au Salon de l’Art ancien par M. Fleischmann, de
Londres. Il connut aussi le charme que peut
produire un beau visage, le peintre qui se plut
à fixer sur la toile les traits charmants de ces
jeunes hommes et de ces jeunes femmes que
nous avons admirés dans le Conscrit et l’Invalide
(de M. Alphonse Cels, d’Uccle), et dans le Jour
et la Nuit (de M. Michel van Gelder).
La rétrospective de Bruxelles nous permet
donc d’insister sur le caractère si divers de
Jordaens, sur ses qualités abondantes et variées.
Plus que tout autre peintre, celui-ci souffrit de
l’injustice. Longtemps on lui tint rigueur de ce
qu’on appelait son manque d’idéalisme ; le re-
proche était trop absolu peut-être. L’idéalisme
n’est-il pas aussi dans la puissance de l’imagina-
tion, dans l’exaltation des forces même matéria-
lisées. Qui dit poésie dit idéalisme, et quelle
poésie plus pénétrante que celle qui chante toutes
les joies de la nature en fête, un repas somp-
tueux, vers lequel les appétits se déchaînent, dans
l’harmonie savamment combinée des caractères
et des instincts ; les divinités bienfaisantes, -Cérès
et Pomone, symbolisant l’immortelle fécondité,
au milieu des fleurs et des fruits de la terre ;
les belles nudités pures et chastes, comme les
blés, comme les moissons dorées ; la vie enfin
puisée aux sources débordantes d’où elle renaît
inlassablement.
Qu’importe, dans le détail, une certaine vul-
garité. Le mot n’existe plus en face de l’idée.
En voulant, plus tard, exprimer cette pensée, les
romantiques eurent peut-être le tort d’employer
le terme de laideur pour l’opposer à celui de
beauté. La laideur, ou la vulgarité, n’est nulle
part quand la poésie magnifie et chante. L’an-
tithèse n’existe pas. Une seule beauté s’affirme
en maîtresse, et l’idéalisme est partout quand il
y a expression originale et puissante des forces
vives de la nature.
Jordaens fut aussi un grand peintre, parce
qu’il posséda une technique admirable, tout à la
fois audacieuse et sûre. Quelques négligences
qu’on put remarquer parfois dans l’exécution
n’enlèvent rien à une maîtrise exercée, visant
surtout la rutilance des tons et l’effet de
l’ensemble.
Il sut faire vibrer la lumière et les ombres, et
cet artiste flamand, qui ne descendit jamais en
Italie et ne connut pas le Caravage, d’ailleurs
de quelques années plus jeune que lui, traita le
clair-obscur d’une manière remarquable.
Le Salon de l’Art ancien nous a permis d’ad-
mirer des œuvres de premier ordre : la Sainte
Camille, du Musée de Cassel, deux intéressantes
répliques du Satyre et le Paysan, trois du Roi
boit, celles des musées de l’Ermitage et de
Valenciennes — qu’il est curieux de comparer —
et celle de M. François Empain, le Martyre de
sainte Appoline, de l’église des Augustins d’An-
vers, te Piqueur et ses chiens, du Musée de Lille,
et l’Etude 'de têtes d’hommes, du Musée de
Gand.
A quoi bon citer encore ? Ces œuvres ont parlé
^'elles-mêmes ; elles ont servi à achever la réha-
bilitation du maître, trop longtemps dénigré, et
aujourd’hui restitué dans sa gloire éclatante.
Arthur De Rudder.