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NAPOLEON Ier.
voulaient prendre pour intermédiaire le ministre autricliien, tandis que l’Empereur s’obstinait å exiger des conférences directes. Le 24 juillet le congrés n’avait encore rien fait, et Napoléon, qui, malgré son entou-rage, n’était pas plus disposé å la paix que le roi de Prusse et l’Empereur de Russie, s’éloigna å dessein et fit un voyage å Mayence. A ce court séjour de Napoléon å Mayence se rapporte une anecdote qui dévoile d’une fagon piquante ce que bien des gens pensaient tout bas de la situation.
« L’Empereur, raconte Beugnot, qui se trouvait alors å Mayence avec Jean Bon Saint-André, préfet du Mont-Tonnerre, l’Empereur proposa un jour une promenade sur le Rhin, dans le dessein d’essayer un batelet élégant, dont le prince de Nassau venait de lui faire hommage... Sans avoir adressé å Jean Bon et å moi une invitation positive de l’accompagner, il s’était expliqué de maniére å nous y autoriser ; nous suivimes le cortége et nous entråmes dans le bateau avec les autres. Jean Bon et moi nous nous tenions å toute la distance de l’Empereur que fournissait la longueur du bateau. Mais elle n’était pas teile qu’on ne put entendre ce qui se serait dit des deux parts. Pendant que l’Empereur, debout sur l’un des cotés et penché vers le fleuve, semblait y rester en contemplation, Jean Bon me dit et pas trop bas : « Quelle « étrange position! le sort du monde dépend d’un coup de pied de plus ou de moins. » Je frémis de tous mes membres et ne trouvai de la force que pour répondre : « Au « nom de Dieu ! paixdone! » Mon homme ne fit coropte ni de ma priére ni de ma terreur et poursuivit : « Soyez tranquille, les gens de resolution sont rares. » Je fis un tour de conversion. pour me préserver des suites du dialogue et la promenade finit sans qu’il put étre repris. On mit pied å terre : le cortége de l’Empereur le suivit å sa rentrée au palais. En montant le grand escalier, j’étais å cötä de Jean Bon et l’Empereur nous précédait de sept å huit marches. La distance m’enhardit et je dis å mon compagnon. : « Savez-vous que vons m’avez furieusement effrayé ? — Parbleu! je le sais. Ce qui « m’étonne, c’est que vons ayez retrouvé vos jambes pour marcher ; mais tenez-vous « pour dit que nous pleurerons des larmes de sang de ce que sa promenade de ce jour « n’ait pas été la derniére. — Vous étes un. insensé. — Et vous un imbécile, sauf le « respect que je dois å, Votre Excellence (1). »
Beaucoup alors pensaient comme Jean Bon, et il est possible que Napoléon ait connu leurs sentiments; mais plus il avait besoin qu’on lui dit la vérité, plus l’adulation croissante la lui cachait; il re^ut, touchant l’état intérieur de la Fi’ance, des rapports tout å fait rassu-rants et fut heureux de pouvoir se faire illusion sur la situation réelle de la nation. Aussi, aprés avoir donné des instructions pour
(1) Beugnot, t. II, p. 13.