Ornementation Usuelle
De Toutes Les Époques Dans Les Arts Industriels Et En Architecture
Forfatter: Rodolphe Pfnor
År: 1866-1867
Forlag: La Librarie Artistique de e. Devienne et Cie
Sted: Paris
Sider: 418
UDK: 745.04 Pfn
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tistes de cette époque, même les Italiens, qui cependant étaient
déjà des grands seigneurs, nous offriraient à peu près le même
exemple. Ils composaient eux-mêmes leurs couleurs, et s; déjà ils
dédaignaient de les broyer de leurs projres mains, ce à quoi
Palissy n’eût pas manqué, du moins ils les faisaient broyer sous
leurs propres yeux par leurs élèves : or, les élèves du Pérugin
s’appelaient parfois Raphaël... Artistes, ils pensaient qu’aucune
branche de l’art ne leur pouvait rester indifférente; le peintre était
en même temps poète et musicien, comme Salvator Rosa; le ci-
seleur Benvenuto Cellini quittait l’aiguière ou la coupe commen-
cée pour jeter dans le monde la statue colossale du Jupiter ; Mi-
chel-Ange enfin, abandonnant pour quelques jours la brosse du
Jug ment dernier, faisait surgir du marbre le Penserose ou la
Nuit. Puis jetant là son ciseau, le compas en main, il rêvait les
grandioses architectures de Saint-Pierre.
Certes, tous les artistes n’avaient pas à leur service le génie
de Michel-Ange, mais inférieurs à eux-mêmes dans certaines
branches de l’art, ils les avaient néanmoins étudiées toutes et ne
se parquaient pas, comme nos artistes modernes, dans une spé-
cialité, disons plus, dans le genre particulier d'une spécialité.
Albert Dürer est un exemples les plus saillants de cette univer-
salité d’études propre aux artistes de cette époque. Mis en ap-
prentissage chez un peintre médiocre, Michel Walgemuth,
lequel, de même que le Pérugin, ne dut la plus grande partie de
sa réputation qu’à son illustre écolier, il resta pendant les pre-
mières années de sa vie en dehors de l’influence italienne, qui 1 eût
peutrêtre absorbé ; il ne vit pas la nature à travers les toiles des
maîtres, mais à travers ses propres yeux, à travers son propre
cerveau, cerveau allemand s il en fut ! Ses premières œuvres,
tableaux, gravures, respirent toutes le souffle mystique de l’Alle-
magne de Luther. Ce sont partout des allégories compliquées, un
reflet des peintures philosophiques du moyen âge. Partout, même
à côté du seigneur fièrement campé sur son destrier, de la dame
noble au bras de son cavalier élégant, la mort est clans un coin
avec son crâne dénudé, ses dents grinçantes, son ironique sou-
rire.
Le pauvre grand homme, du reste, n’était pas payé pour voir
la vie sous son aspect agréable. Cette mort des danses macabres
se drapant galamment dans le velours et les soieries, il la traîna
perpétuellement avec lui sous la forme de très-belle, mais très-
acariâtre dame Agnès Frey. Agnès était grande, fière, froide,
une statue vivante, une statue tellement belle que l’artiste en
resta épris jusqu’à la mort, tellement froide que jusqu’à la mort
l’amant en resta désespéré. En relisant la correspondance à Pir-
keimer et les notes de voyage qu’un consciencieux éditeur,
M. Charles Narroy, vient de remettre en lumière, on devine,
plutôt qu’on ne trouve avoué, le secret de la tristesse d Albert
Dürer. Agnès Frey abusa du pouvoir qu’il lui avait laissé prendre
pour éloigner tous ses amis, même les plus intimes. Dans les tra-
vaux de son mari, ello ne voyait qu uns fin, 16 résultât sonnant
et trébuchant. Même le soir , déposant le pinceau, il fallait saisir
le burin. Ne nous plaignons pas cependant, nous autres qui for-
mons la postérité ingrate, d’un supplice qui nous a valu tant de
joies. C’est, sans doute, grâce à cette obsession constante que
Dürer, contraint de produire, de produire encore, de produire
toujours, doit la plus grande part de son génie. Ce génie fût resté
latent; c’est par la souffrance qu'il s’est révélé. C’est à Agnès
Frey que l’on doit la meilleure partie d’Albert Dürer, comme à
la Béjart on doit la meilleure partie de Molière; comme on doit
la meilleure partie de Bernard Palissy aux insuccès cruels de ses
premières tentatives.
Né en 1471, Albert Dürer mourut en 1528, et, dans l’espace de
ces cinquante-sept années, accomplit une œuvre colossale. Ce
sont des gravures sur cuivre : Adam et Ece, Saint Jérôme, le Ju-
gement de Paris, la Famille du Satyre, la Sorcière, le Joueur de
cornemuse, la Nativité; des peintures sur cuivre aussi pour la plu-
part : le Crucifiement, la Vierge et l'enfant Jésus, la Trinité, con-
servés à Vienne. A Prague, le portrait de sa mère; à Florence,
le sien; à Munich, les Quatre Apôtres. Ce sont enfin des gravures
sur bois : l’Arc triomphal de Maximilien Fr, la Passion de Notre
Seigneur, Deux autres Passions, F Apocalypse, le Martyre de saint
Jean l’Évangéliste, la Vie de la Vierge, le tout ne formant pas
moins de 216 planches, et nous ne citons que les œuvres univer-
sellement connues'.
Ce chercheur trouva tout : la couleur, l’exactitude absolue
des formes anatomiques ; à travers les brumes du ciel allemand,
il devina avec les yeux du génie des paysages qui, semble-t-il,
tant ils sont lumineux, n’auraient pu être rêvés que sous les
chauds rayons du Midi. Il est vrai qu’il ignore les lois de la per-
spective aérienne ; il ne les put entrevoir que plus tard, en con-
templant les œuvres des Italiens, et il mourut trop vite pour
mettre à profit le résultat de ses observations. Qu'importe, à
cette ignorance il gagna son originalité profonde et ce dédain
du convenu qui lui faisait écrire ces phrases caractéristiques :
« L’homme qui cherche le beau rencontre le multiple et le divers,
et il y a plusieurs voies pour atteindre la beauté... Il y a des
corps d’Ethiopiens où la nature a mis une telle convenance et une
telle harmonie qu’on ne peut rien concevoir de plus parfait. »
Rien de plus beau et de plus pur que la tête d’Albert Dürer,
telle que plusieurs portraits gravés et peints par lui-même nous
l’ont conservée. Avec ses longs cheveux d’un blond cendré, son
regard mélancolique, on dirait une tète de Christ. Riche, il le
fut; célèbre aussi de son vivant. Tels de ses voyages, malgré la
naïveté de son récit, ont des allures de triomphe.
L’empereur, d’après une anecdote, apocryphe peut-être et in-
spirée par celle du pinceau du Titien, soutenait de sa main auguste
l’échelle sur laquelle il peignait; Maximilien faisait tendre le dos à
ses courtisans pour que l’artiste pût y poser le pied et atteindre à
la hauteur de son tableau. Mais Albert Dürer devait trouver dans
sa propre famille, à son propre foyer, ces souffrances que l’on di-
rait indispensables à l’éclosion du génie.
La douleur, en effet, voilà la seule note qui ne change pas à
travers les siècles; elle vibre toujours de même dans le cœur hu-
main, car il n’y a pas deux façons de souffrir ; au fond de toutes
les œuvres immortelles, il y a toujours une immense tristesse.
Voilà pourquoi les plus ignorants s’arrêteront toujours émus,
toujours impressionnés devant la moindre esquisse d Albert Dü-
rer. — D’autres vous diront qu’il fit jaillir vivante, chaude, co-
lorée, toute l’école allemande de son cerveau. Voilà, certes, un
titre de gloire peu vulgaire. — Nous préférons cependant à ces
qualités de dessin et de couleur que nous sommes, sans doute,
trop ignorants pour apprécier selon leur immense valeur, ce
simple éloge : Il fut homme, il souffrit et sut traduire sa souf-
france. J- nu Boys.
R. PFNOR, Propriétaire-Directeur.
Paris.— Typ. de Rouge frères, Dunon et Fresné, rue du Four-St-Germain, 43